Les contours du métier d’ingénieur n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Dans l’Antiquité, l’ancêtre de l’ingénieur est constructeur, mécanicien, inventeur, mais aussi architecte. Sa mission : façonner les territoires pour permettre aux hommes de mieux les occuper. Parmi les grands noms d’ingénieurs retenus par l’histoire, tous ont inventé une nouvelle manière de tirer parti de la nature et de l’organiser. Le savant Imhotep, reconnu comme le premier architecte-ingénieur, utilise son savoir technique et mathématique pour inventer les pierres taillées – en lieu et place des briques séchées –, le transport de blocs de pierre par bateau et les pyramides en escalier. Archimède, père de la mécanique statique, apporte quant à lui les premières machines de traction – poulies, leviers –, la catapulte ou encore la roue dentée. C’est aussi à cette époque que les ingénieurs mettent en branle la construction des premiers bâtiments et des premiers navires. À la Renaissance, on retiendra Léonard de Vinci et ses prototypes de véhicules en tout genre, Francesco di Giorgio et ses moulins à eau et à vent, Denis Papin et sa machine à vapeur ; au Baroque Vauban, ses fortifications et ses voies d’eau. Le métier s’enrichit progressivement grâce à l’apport des mathématiques, de la perspective, des principes physiques : la statique, la flottabilité, les interactions, etc.
À son époque déjà, Platon qualifie ces ingénieurs d’« hommes spéciaux », c’est-à-dire des spécialistes, et dénonce leurs ardeurs à vouloir interférer dans les règles du vivre-ensemble. Déjà, relate-t-il, les ingénieurs ne souhaitent plus seulement agir sur les « choses » mais aussi sur les « hommes ». Il y a, rappelle la philosophe Hélène Vérin, une « séparation entre ceux qui ont le droit de légiférer parce que leurs activités dans la cité relèvent de la praxis : de l’action des hommes entre eux, (…) et ceux qui ne le peuvent pas parce que leurs activités relèvent de la poièsis, de l’action créatrice qui s’exerce sur les choses (…). Où placer les ingénieurs ? » À l’époque, Platon avait tranché : les ingénieurs doivent rester « à leur place », c’est-à-dire se limiter à leur expertise technique.
À la fin de l’Antiquité puis au Moyen Âge, la guerre spécialise le rôle de l’ingénieur pour en faire le maître des engins. Les ingénieurs sont des techniciens de la guerre, spécialistes en artillerie et fortifications, et leur rôle crucial en innovation militaire est confirmé lors de la guerre de Cent Ans (1337-1453) et des guerres d’Italie (1494-1559). Fait des temps : Léonard de Vinci propose alors ses services au duc de la ville de Milan en listant les avantages que procurerait dans un contexte de guerre l’ensemble de ses inventions.
Si de nombreux ingénieurs ont donc déjà existé avant l’époque moderne, c’est véritablement à partir du XVIIIe siècle que s’organise la profession. Rendue stratégique en temps de guerre, la connaissance des ingénieurs apparaît de plus en plus comme une discipline intellectuelle qu’il faut partager en l’enseignant. Les premières écoles ouvrent leurs portes, dont l’École Centrale des travaux publics, qui deviendra
l’École polytechnique, qui place l’ingénieur au centre de l’organisation industrielle.
Au XIXe siècle, la France entre dans une phase de croissance industrielle forte, qui exige des ingénieurs une rentabilité importante. À cette époque, Saint-Simon appelle à remplacer « le gouvernement des hommes » par « l’administration des choses », une manière de dire que l’industrie – et donc l’ingénierie – est la voie vers le progrès et le bonheur de la société. Progressivement, les ingénieurs ne se mettent plus seulement au service de l’État, mais assistent l’industrie privée en apportant des solutions savantes à des problématiques concrètes. Au début du XXe, lors de la seconde vague d’industrialisation, ils encouragent l’organisation scientifique du travail définie par Frederick Winslow Taylor.
Marqué par l’influence de l’Union sociale des ingénieurs catholiques de l’époque, le métier cherche sa vocation sociétale. Des associations d’anciens élèves se constituent alors pour débattre du rôle social de leur fonction. Certains contribuent à des sociétés philanthropiques, d’autres se forment aux sciences humaines et sociales.